Éloge de l’inconfort

Les différentes formes d’ultra-cyclisme sont de plus en plus populaires. Pourquoi? Dans un article paru dans le numéro 16 de cycle ! magazine, je tentais de répondre à cette question en se basant sur mon expérience au Tour des Stations 2020. Serai-je au départ cette année, avec une montée supplémentaire au programme pour atteindre le dénivelé de… l’Everest? La question, elle est vite répondue. En attendant, voici mon article publié l’an dernier.

L’ultrafondo du Tour des Stations, c’est 231 kilomètres, un peu plus de 8000 mètres de dénivelé et 10 montées répertoriées. Pourquoi diable s’infliger une telle punition? C’est la première question qui vient à l’esprit des non-cyclistes, et peut-être aussi de bien des cyclistes.

J’ai participé aux trois premières éditions de l’événement et ma réponse n’a rien de grandiloquent. En effet, je ne suis pas un athlète d’exception. Et je n’aime pas souffrir. D’ailleurs la souffrance, c’est quand on se casse un os. Quand on perd un proche. C’est quand on est en chimio et qu’on ne sait pas si on va s’en sortir. Ou quand on vit dans un pays en guerre. A la rigueur, c’est quand on se prend une grosse gamelle au début du Tour de France et qu’on passe le reste de l’épreuve à se battre pour rentrer dans les délais. Du moins c’est ce que j’imagine, car je n’ai pas vécu toutes ces situations.

On ne souffre pas en faisant le Tour des Stations. C’est juste une course à vélo un peu longue où on finit par avoir chaud (ou froid selon la météo), soif et mal aux fesses. On attrape des crampes et on a mal à l’estomac à force de boire et de manger des cochonneries sucrées. Au bout d’un moment, on peut douter plus ou moins fortement qu’on va atteindre l’arrivée. Et si on en a vraiment trop marre et qu’on abandonne, un proche vient nous chercher en voiture et on est tout penaud de partager sur les réseaux sociaux qu’on a échoué. Bref, on ne souffre pas mais ça peut être inconfortable.

Et c’est bien là la réponse à la question initiale. Nous vivons dans une société de confort et nous avons presque tout ce dont nous avons besoin à portée de main. C’est bien mais c’est barbant à la longue. Pour sortir de cet ennui existentiel, nous avons besoin de temps en temps de nous lancer des défis que nous ne sommes pas sûrs de réaliser. Des choses au delà de notre zone de confort. Suivant nos intérêts et nos croyances, le défi et l’inconfort prendront des formes diverses. Tout quitter pour voyager autour du monde, créer une entreprise, construire un bateau de ses propres mains. Pour un sportif, cela impliquera généralement de se fatiguer, d’avoir chaud (ou froid) et d’avoir plus ou moins peur.

Donc pour épicer mon existence, je me suis à nouveau inscrit au Tour des Stations cette année. A mon niveau, l’ultrafondo représente juste ce qu’il faut pour me motiver à bousculer mon quotidien et faire ce que j’aime: passer de longues journées sur mon vélo. Voir du pays. Escalader des cols. Sentir que je deviens plus fort à chaque sortie et garder confiance dans les capacités de ma carcasse vieillissante.

Le profil du Tour des Stations 2021

Sauf que cette fois, j’ai eu de la peine à accumuler les heures de selle en début de saison. La faute à cette “année particulière”, comme on dit pour ne pas utiliser de terme vulgaire. Résultat, j’ai senti la panique monter durant le mois de juillet et j’ai fini par improviser un traitement de choc: 3 longues journées de bikepacking pour me rendre sur le lieu de nos vacances familiales. Une trentaine d’heures au total à escalader des cols entre la Suisse, l’Italie et l’Autriche suivis de quelques jours à me reposer et à boire de la bière: au départ le 8 août au Châble, j’étais raisonnablement optimiste sur mes chances d’arriver au bout tout en éprouvant la juste combinaison de plaisir et d’inconfort.

Mon plan pour cela, basé sur 36 ans d’expérience: partir lentement et essayer de maintenir tant bien que mal mon allure jusqu’au bout plutôt que m’accrocher et finir très, très lentement. C’est cela qui me plaît dans les épreuves de longue distance. Appuyer en permancence sur les pédales mais avoir la capacité mentale de réfléchir, regarder autour de moi, parler avec mes camarades de galère. Pas seulement fixer ma potence ou la roue arrière de celui qui me précède.

Ça , c’est la thérorie. Comment ai-je vécu le Tour des Stations 2020? A l’image de mes deux précédentes participations: comme une progression dans les étapes de l’inconfort. Pour décrire ma course, j’utiliserai une classification des différents “types de plaisir”, populaire parmi les adeptes des sports d’endurance et de montagne:

Type 1 : on passe de bons moments et on en garde de bon souvenirs
Type 2 : on passe de mauvais moments mais une fois arrivé et une bière à la main, on en garde de bons souvenirs
Type 3 : on passe de mauvais moments et on en garde de mauvais souvenirs, même longtemps après.

Alain dans un sprint aussi épique que pathétique pour la 28ème place du Tour des Stations 2019. Plaisir de type 2?

Première phase: bons moments, bon souvenirs

Cette année, le Tour des Stations part du Châble et les organisateurs ont eu la bonne idée de nous faire escalader le Col du Lein avant de rejoindre la vallée du Rhône, histoire de dépasser les 8000 mètres de dénivellation. Une formalité, rendue d’autant plus agréable qu’il fait nuit au moment du départ à 5 heures et que nous voyons le soleil se lever sur les sommets environnants au cours de l’ascension. Au col, je me dis qu’il ne me reste “plus que” l’équivalent de la dénivellation des autres années à conquérir. Où est le problème?

Une rapide descente, quelques kilomètres dans la vallée et je commence l’ascension vers Ovronnaz. C’est là que les premiers rayons du soleil m’éclairent. Tout va bien, je trouve un semblant de rythme sur cette montée irrégulière. La descente vers Chamoson se déroule sans encombre et je me lance à l’assaut des 19 kilomètres de montée douce vers Anzère. C’est là que je rattrape Laurent, fameux coursier à vélo de Vélocité. Nous nous reverrons plusieurs fois au cours des prochaines heures et ce sera à chaque fois l’occasion de nous encourager et de plaisanter nerveusement sur ce qui nous attend. Du pur plaisir de type 1.

Les jambes répondent encore bien dans la montée vers Crans-Montana. C’est joli, mais comme à chaque fois j’ai le sentiment bizarre de me trouver dans un no man’s land entre la ville et la montagne tant il y a de bâtiments. Cette sensation cesse dès la sortie de la localité en direction du “Col de Crans-Montana”. Vous ne trouverez pas ce nom sur une carte car c’est une invention de l’office du tourisme pour attirer les cyclistes. La route existe bel et bien: charmante, elle serpente à travers la forêt et les alpages en direction de Plumachit. Sur l’autre versant de la vallée du Rhône, on voit une ribambelle de sommets à plus de 4000 mètres. Aucune trace d’un col cependant, “point le plus bas entre deux sommets appartenant à la même arête” selon une définition largement répandue. La route monte vers un alpage, puis elle redescend sur le même versant en direction de Sierre. Longue descente d’ailleurs, qui rappelle que le Tour des Stations ça monte, mais ça descend aussi. Près de 7000 mètres.

Il fait déjà chaud lorsque j’arrive à Sierre aux alentours de 10h30. J’ai dépassé la mi-course et je commence à grimper sur l’autre versant de la vallée du Rhône en direction de Vercorin par Brie-Dessus. Une jolie montée qui débute à l’ombre et où je me fais rattraper par un participant à l’allure familière. “Tu étais là l’an dernier?” Il confirme. “Je le savais, j’ai reconnu ton vélo!” Il roule sur un Storck bleu ciel. “Moi aussi je t’ai reconnu, à ta moustache!” me répond-il. Nous éclatons de rire et nous souhaitons bon courage pour la suite. Je vais en avoir besoin.

La montée vers Vercorin
La montée vers Vercorin

Deuxième phase: mauvais moments, bons souvenirs

La chaleur est suffocante sur les dernières rampes avant Vercorin et ma progression ralentit. Rien d’inquiétant, j’ai déjà grimpé près de 4000 mètres. Pourtant, je sais que je dois maintenant faire plus attention à mon allure; boire et manger même si j’en ai de moins en moins envie. Me mettre en danseuse de temps à autre pour décontracter mes jambes et mon dos.

Après une courte descente, j’enchaîne les montées vers Nax et Vernamiège, où notre parcours rejoint celui du granfondo. Je rattrape déjà les derniers concurrents de celui-ci et ça me fait un bien fou. Par contre c’est aussi là que la première crampe me saisit. L’angoisse aussi: il reste 75 kilomètres à parcourir et 3500 mètres à grimper, comment vais-je faire? Heureusement, il me suffit de ralentir et de changer de position pour faire disparaître la douloureuse sensation.

Je profite de chaque descente et replat pour faire des élongations et m’hydrater car déjà se profile le “Mur d’Hérémence”: une autre invention qui, elle, porte bien son nom. Un virage à gauche et je me retrouve à grimper une pente de plus de 15% dans les ruelles du village. Ça se calme après 200 mètres mais on reste quand même à 10-12% pour un bon kilomètre. Prudent, je roule sur des oeufs et j’évite les crampes.

Ce n’est que le hors d’oeuvre d’une ascension bien plus longue: celle qui conduit à Thyon 2000 sur 19 kilomètres. Nouveauté introduite l’an dernier, elle me paraît cette fois plus courte et plus facile, ce qui me rassure quelque peu malgré de nouvelles crampes que j’arrive à calmer sans descendre de mon vélo. Je suis soulagé d’apercevoir le majestueux barrage de la Grande Dixence au loin avant d’atteindre le sommet et de me ravitailler aussi copieusement que possible tout en exécutant tous les exercices de stretching de mon répertoire. Voilà pour les bons souvenirs.

A la sortie de Vernamiège

Troisième phase: mauvais moments, mauvais souvenirs

Après la descente et la traversée de Veysonnaz commence la longue remontée sur Nendaz. Elle se fait en plusieurs paliers et j’avoue que je ne me rappelle pas de la séquence exacte des montées, des replats et des courtes descentes. Tout ce que je sais, c’est qu’il fait une chaleur accablante, que l’ombre se fait rare et que je roule au ralenti.

Mon estomac s’est mis en grève, je n’arrive plus à manger. Seul le coca servi aux ravitaillements passe encore. La montée à la sortie de Nendaz, que je qualifierais de faux-plat si je n’avais pas déjà plus de 210 bornes dans les pattes, se transforme en chemin de croix: les crampes donnent l’assaut final et je dois m’arrêter plusieurs fois. Je me tortille sous le regard goguenard des touristes avant de reprendre péniblement ma route vers ma hantise: la Forêt Verte et son raidard en gravel. Le pourcentage? Je m’en fiche, je suis à pied. Bien m’en prend: je perds tout au plus 10 secondes sur le mec qui s’est arraché pour rester sur son vélo. Une fois en selle, je le reprends en 200 mètres car il n’avance plus. Nous sommes tous des zombies au summum de l’inconfort.

Enfin, la Tzoumaz est en vue. Une dernière rasade de coca et je commence l’ascension finale vers le Col de la Croix de Coeur. Je me traîne, je m’arrête tous les 500 mètres pour tenter de calmer mes crampes. En vain. Je hais le Tour des Stations.

Le miracle se produit

Puis le miracle se produit. A 3 kilomètres du sommet, j’émerge des arbres et de mon brouillard mental. Le sommet est en vue, la délivrance est proche. Je n’irai pas jusqu’à dire que je ne sens plus les pédales, mais je fête un timide retour dans le plaisir de type 2 et parviens à négocier une paix fragile avec mes crampes. Je peux profiter des derniers lacets sans craindre le spasme ultime et je franchis la ligne d’arrivée au bout de 11h30 d’effort et plus de 8000 mètres d’ascension. 8050 pour être précis.

Le vainqueur, Guillaume Bourgeois, a passé la ligne depuis 2h30. Un jeunet, il a 37 ans tandis que je vais sur mes 49 balais. D’ailleurs je termine juste derrière le vainqueur de la catégorie des plus de 60 ans. J’ai encore quelques Tours des Stations dans les jambes… ce n’est pas ma première pensée alors que je redescends sur Verbier et le village d’arrivée où je savoure une bière qui me monte immédiatement à la tête. Je rigole trop fort et je félicite tout le monde autour de moi, nous sommes soudain tous des potes.

Une fois rentré chez moi, Je pense à tous ceux qui sont arrivés après moi. Ils ont aussi grimpé 8000 mètres et ils ont eu soif, chaud et mal plus longtemps que moi. Le dernier a mis 15h20 pour rallier l’arrivée. Quand a-t-il franchi le seuil du plaisir de type 3? Je n’ose pas l’imaginer. C’est lui le héros de l’inconfort.

Alain Rumpf

Alain Rumpf

Cycliste passionné depuis plus de 35 ans, Alain Rumpf est bien connu sur les réseaux sociaux grâce à son compte « A Swiss with a Pulse » qui compte plus de 13’000 followers.

Dans une précédente vie, il a été coureur cycliste Elite et a travaillé 20 ans pour l’Union Cycliste Internationale. En 2014, il décide de quitter le confort d’un bureau pour devenir guide, photographe, rédacteur et consultant. Il collabore avec Suisse Tourisme, Haute Route, Scott, Apidura, Alpes Vaudoises, Strava, Vélo Magazine, Chasing Cancellara et bien d’autres. Il dirige le site Switchback, un guide du vélo de route et du gravel dans les Alpes et au-delà. Découvrez ses projets sur son site www.aswisswithapulse.com et tous ses articles sur cycliste.ch.