Photos: Gavin Kaps / @ospreyimagery
Il est 15 heures, quelque part entre Arvieux et Briançon. Les connaisseurs diront que je suis en train d’escalader le célèbre col de l’Izoard qui relie ces deux villes des Alpes françaises. En fait, je suis sur les pentes du moins connu col des Ayes, qui franchit à peu près la même crête, un peu plus à l’ouest. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Ce n’est pas une surprise : il n’y a pas de route ici.
Après quelques kilomètres sur du gravel et des pentes allant jusqu’à 15 %, je me suis engagé sur un sentier. Impossible de rouler. Je me suis donc résigné à marcher. Au début, je poussais mon vélo, mais maintenant, je le porte sur mon dos, car le chemin est trop raide et défoncé.
Plus haut dans la montagne, j’aperçois Leanne et Guy qui, comme moi, participent à l’Alps Divide, une course de bikepacking. Ils marchent aussi. Le reste est dans cette vidéo tournée par Lloyd Wright. Car bien sûr, l’équipe média de l’événement a choisi cet endroit pour immortaliser notre expérience.
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Ces images reflètent parfaitement mon état d’esprit à ce moment de la course. La veille, j’avais mal au genou. Je l’avais cogné la nuit précédente contre mon guidon dans une descente gravel détrempée par la pluie, près du col de Turini. Pendant les 17 heures que j’ai passées sur mon vélo ce jour-là (y compris le col de la Bonnette, bien sûr dans sa version gravel), je pense que j’en ai passé 95 % à me réciter ce mantra : « Putain, ça fait mal, je ne vois pas comment je vais faire pour rouler encore 700 km jusqu’à l’arrivée ». C’était dur.
Aujourd’hui, changement radical : J’avance sans douleur et je savoure chaque seconde. Après une nuit à Embrun et une première montée monstrueuse de 1600 mètres pour rejoindre Guillestre via la station de ski de Risoul, je me suis dirigé vers la le Queyras puis Arvieux par une vallée enchantée et hors du temps. Un des moments forts de ma course, immortalisé par une autre vidéo maison, moins belle mais tout aussi émouvante.
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Inutile de dire que je suis heureux.
Quelques minutes plus tard, je rencontre un randonneur allemand et sa femme. Nos regards se croisent, nous nous saluons et il me demande : « Expliquez-moi quelque chose. Vous êtes le cinquième cycliste que nous voyons aujourd’hui porter un vélo sur ce chemin ». Un peu gêné, je réponds quelque chose comme : « Oui, nous faisons cette course qui s’appelle l’Alps Divide. Nous sommes partis il y a 3 jours de Menton sur la Côte d’Azur et l’arrivée est à Thonon-les-Bains, pas loin de Genève. Cela fait environ 1000 km et… beaucoup de dénivelé ».
Il est perplexe. « C’est un sentier de randonnée, pas un endroit pour faire du vélo ! ». « C’est vrai, les organisateurs ont pensé que ce serait une bonne idée d’ajouter des tronçons de hike-a-bike », dis-je. Il insiste. « Mais… pourquoi faites-vous cela ? » A ce stade, on pourrait s’attendre à ce que ma réponse soit du genre « Je veux trouver mes limites » ou « En fait, je ne sais pas ». Mais d’autres mots sortent de ma bouche : « Je comprends. Pour moi, c’est une pause dans ma vie quotidienne. Pendant quelques jours, je dois seulement me concentrer sur mon vélo et prendre soin de moi. Quand je rentrerai chez moi après la course, je serai une meilleure personne et les problèmes de la vie quotidienne me paraîtront insignifiants. J’ai besoin de ces moments. »
Il n’y croit pas et semble s’énerver (à moins que ce ne soit son accent allemand) : « Je ne comprends pas. D’accord, je fais de la randonnée, mais je suis aussi politiquement actif ». Je ne sais pas exactement ce qu’il entend par là, mais je suppose qu’il pense que s’impliquer dans les affaires publiques est une utilisation plus judicieuse de son temps libre que de marcher en montagne avec un vélo sur le dos.
Comme je suis en pleine euphorie, je me contente de sourire. Je ne suis pas ici pour gagner cette bataille, j’ai d’autres défis à relever sous la forme de montagnes à escalader. Nous nous disons donc au revoir et poursuivons nos voyages respectifs dans des directions opposées.
Cela m’a fait réfléchir. Parce que oui, on a beaucoup de temps pour réfléchir quand on fait une course de bikepacking… Au fait, pourquoi est-ce que je participe à cette connerie ? Les courses ultra gagnent en popularité. Course à pied, vélo… la plupart du temps, les gens disent que c’est pour repousser leurs limites physiques et mentales. Cultiver leur résilience. Trouver un sens profond à la persévérance. C’est leur « pourquoi ».
Bien sûr, j’aime me dépasser, je le fais depuis 40 ans sur mon vélo. Mais je n’ai pas vraiment envie de dépasser mes limites. J’ai l’impression de les connaître, j’ai appris à vivre avec elles et je n’ai pas envie de m’enfoncer plus profondément dans la « pain cave ». C’est pourquoi je ne gagnerai pas ces courses, mis à part le fait que j’ai 53 ans et que beaucoup de participants pourraient être mes enfants.
Non, ce qui m’importe, c’est de gérer mes ressources avec sagesse. Préserver mon corps et mon matériel pour atteindre l’arrivée, c’est mon premier objectif. Être intelligent, garder suffisamment de bande passante pour être capable de surmonter les défis qui se présenteront inévitablement : mauvais temps, ravitaillement, problèmes mécaniques… Lorsque je suis en course, je n’ai qu’une seule tâche : faire avancer mon point sur le tracker de la course. Ce qui revient à jouer avec seulement trois paramètres :
- Rouler. Beaucoup, mais pas trop
- Manger. Beaucoup, et encore un peu plus
- Dormir. Aussi peu que possible, mais autant que nécessaire.
Je me rends également compte que la chose la plus importante est que je suis vraiment déconnecté. Pas d’emails, pas de whatsapp. Pas de temps de scroller sans fin sur les médias sociaux. Pas de multitasking.
C’est un luxe incroyable : selon cet article, nous passons 4 heures par jour dans un état de communication constante, au lieu de faire notre véritable travail. Nous changeons sans cesse de contexte, au détriment de notre créativité et de notre productivité. Sur mon vélo, rien de tout cela. Il n’y a qu’un seul contexte, et c’est la course. Et pas de communication. Un paradis pour les introvertis !
Alors, que se passe-t-il dans ma tête ? Comment remplacer le bruit de la vie quotidienne ?
Pour ce qui est du bruit, je n’aime pas rouler avec des écouteurs : je veux rester en contact avec l’environnement. C’est une question de sécurité, surtout dans la circulation. Mais c’est aussi parce que je veux juste être dans l’ici et le maintenant, ce luxe que je viens d’évoquer.
J’ai tout de même écouté des épisodes de The Cycling Podcast entre Bardonecchia et la Maurienne. Pas la peine de vérifier la carte : il n’y a pas non plus de route secrète entre ces deux vallées. C’était une marche de 3 heures, et là, j’ai réussi à m’ennuyer. Mais c’est tout. Le reste du temps, j’ai roulé en silence (ce qui est tout à fait relatif quand on a un moyeu DT Swiss). Les pensées qui occupaient mon esprit se résumaient à :
- Où vais-je dormir ce soir ?
- Quelle est la distance jusqu’à ce col ?
- Est-ce que je serai déjà dans la prochaine vallée quand le mauvais temps arrivera ?
- Combien de Snickers me reste-t-il ?
- Cette douleur au genou va-t-elle s’aggraver ?
En résumé, il s’agit de continuer à avancer. Pendant ce temps, j’ai chanté « Il Volo » de Zucchero dans ma tête. Mille fois. Pour une raison ou une autre, c’était mon hymne sur cette course. J’ai eu de la chance : la plupart du temps, les chansons qui restent dans ma tête sont bien, bien pires.
Et oui, je suis une meilleure personne quand je reviens de ces courses. Un meilleur père, mari, ami, fils… même si ma mère ne comprend pas. Elle pense que je la torture, elle qui est toujours morte d’inquiétude quand je sors faire du vélo. 41 ans après qu’elle m’a elle-même inscrit au club de vélo local. Bref, tout est de sa faute.
Lorsque je reviens, les tracas de la vie quotidienne me paraissent anodins. Comme le dit Stephen Fitzgerald ici: « Il faut prendre de la distance par rapport à la vie quotidienne pour lui donner un sens, pour y voir un peu plus clair. Vous ne pouvez pas distinguer la forêt des arbres lorsque vous êtes en plein dedans, mais vous pouvez facilement voir la forêt lorsque vous êtes au-dessus des arbres. » Comme, littéralement, dans le cas de l’Alps Divide où nous avons passé beaucoup de temps au-dessus de 2000m.
Bien sûr, c’est une façon plutôt douloureuse de se déconnecter. Une retraite de méditation pourrait être un moyen plus facile d’arriver au même résultat. Pendant l’Alps Divide, nous avons eu 12 heures de pluie torrentielle d’affilée le deuxième jour. Les choses se sont améliorées, j’ai eu trois jours agréables, puis nous avons été frappés par des tempêtes de neige si violentes que les organisateurs ont dû nous dérouter à la dernière minute. J’ai terminé deux jours plus tard que prévu – et j’ai quand même réussi à me classer 10e. Parce que tous les autres étaient lents, ou ont abandonné et sont rentrés chez eux.
À 3 heures du matin, après une dernier effort sous la pluie et la neige pour atteindre l’arrivée sur les rives du lac Léman, j’étais misérable et frigorifié. Mais je jure que j’étais une meilleure personne, quoi qu’en pensent le randonneur allemand – et ma mère.
La deuxième édition de l’Alps Divide débutera le 6 septembre 2025. Je n’y serai pas, mais je serai dotwatcher.
Alain Rumpf
Cycliste passionné depuis plus de 35 ans, Alain Rumpf est bien connu sur les réseaux sociaux grâce à son compte « A Swiss with a Pulse » qui compte plus de 13’000 followers.
Dans une précédente vie, il a été coureur cycliste Elite et a travaillé 20 ans pour l’Union Cycliste Internationale. En 2014, il décide de quitter le confort d’un bureau pour devenir guide, photographe, rédacteur et consultant. Il collabore avec Suisse Tourisme, Haute Route, Scott, Apidura, Alpes Vaudoises, komoot, Vélo Magazine, le Tour des Stations et bien d’autres. Il dirige le site Switchback, un guide du vélo de route et du gravel dans les Alpes et au-delà. Découvrez ses articles sur cycliste.ch.