Photo: Christoph Blank
Cela fait bien 20 minutes que le scénario se répète, à quelques variations près. J’avance en zigzaguant puis je patine dans la boue et je dois descendre de mon vélo. Trempé jusqu’à l’os, je marche une vingtaine de mètres puis je remonte sur ma bécane. Mais pas pour longtemps: cette fois, c’est un gros caillou en travers du sentier qui me force à me remettre en mode hike a bike. Devant moi s’étend une flaque d’eau dont j’ignore la profondeur.
“Fuuuuuck” me dis-je intérieurement… à moins que je vienne de hurler ce juron au milieu des bois? Je suis quelque part du côté du col du Passwang. Quelque part, parce que je ne sais pas vraiment où je suis, mes repères ont disparu. En contrebas, j’aperçois une jolie route qui semble mener là où je veux aller mais je suis docilement la trace de la Gravel Trans Jura sur mon Garmin.
Car ce printemps, j’ai participé à la première édition de cet événement de bikepacking de 400 km entre Baden à Nyon. Eh oui, chers amis Romands, une partie significative du Jura s’étend en Suisse alémanique!
J’ai choisi d’y participer à cet événement avant tout parce que l’idée de traverser le Jura suisse d’une traite me trottait dans la tête depuis un moment. J’avais déjà exploré une partie de ce territoire en mode bikepacking et j’avais apprécié le calme de ces montagnes peu peuplées, les pentes généralement moins raides que dans les Alpes (quoique…) et l’hospitalité un peu bougonne mais ô combien sincère rencontrée en route. La Gravel Trans Jura me fournissait le prétexte idéal pour mener à bien ce projet, sur une trace toute prête.
C’était aussi pour moi une sorte de camp d’entraînement pour tester mon corps et mon matériel en live avant d’autres échéances qui se profilaient durant la saison. Et finalement, j’aime particulièrement participer à la première édition d’un événement. On y éprouve le sentiment d’être un pionnier et on doit gérer les incertitudes qui vont avec : quel matériel emporter? Combien de temps va-t-on mettre? Quel type de terrain va-t-on rencontrer? J’aime partir d’une page blanche, dégrossir de la matière brute et galérer plutôt que de devoir chercher à obtenir des “gains marginaux” sur la base de l’expérience de mes prédécesseurs.
Finalement, la Gravel Trans Jura promettait des vues splendides et là, franchement, je ne peux pas me prononcer. Nous avons eu droit à une météo abominable et j’ai roulé sous la pluie pendant plus de 20 heures réparties sur les 3 jours de mon aventure. Un temps à l’image du printemps que nous avons connu cette année, qui a rendu le terrain boueux à un point qui en est devenu comique à la longue. Parce que dans ces circonstances, il vaut mieux rire que pleurer.
Des enseignements précieux
De ces conditions atroces, j’ai tiré deux leçons. Tout d’abord, mon matériel a tenu le coup. La pluie, la boue et des sentiers défoncés auraient pu me causer des problèmes insolubles. Rien de cela: mon Scott Addict Gravel Tuned s’est révélé indestructible.
Deuxième enseignement: contrairement à un mème en vogue, aero is… nothing. Je m’étais préparé au mauvais temps et je pensais m’être bien équipé avec une excellente veste contre la pluie et des gants longs. Nous étions tout de même déjà fin mai-début juin et n’allions que brièvement rouler au-dessus de 1500 mètres. Or au départ à Baden, j’ai vu des gars habillés comme s’ils allaient passer le Cap Horn: surpantalon en Gore Tex, veste imperméable épaisse et certainement pas respirante, couvre-chaussures, coiffe disgracieuse sur leur casque…
Après quelques heures passées sous une pluie froide et constante, j’ai compris qu’ils avaient fait le bon choix. Je n’ai jamais risqué l’hypothermie mais j’ai souvent dû forcer l’allure pour me réchauffer et j’ai certainement renoncé à quelques pauses de peur de me refroidir dans mon jus. Une leçon qui allait me servir lors de l’Alps Divide, une autre aventure fraîche et humide de ma saison 2024.
Et ça, c’est gravel?
Bref, est-ce que j’ai vécu des moments misérables? Oui. Est-ce que je regrette de m’être lancé sur la Gravel Trans Jura? Absolument pas. OK, quelquefois j’ai maudit les organisateurs. Comme lors de l’épisode que j’ai partagé en introduction de cet article. Et lorsque je me suis retrouvé à gravir une ancienne piste de ski à pied pour rejoindre le sommet de la Barillette par la voie… directe.
Dans ces moments, je me suis dit: “Ça, c’est pas gravel”, une autre expression populaire chez nous les cyclistes. Mais en fait… c’est quoi le gravel? Pendant ces 3 jours en solo sous la pluie et dans le brouillard, j’ai eu largement le temps de réfléchir à ce thème hautement philosophique.
A priori, la question elle est vite répondue: le tarmac, c’est route. Un single plein de racines, c’est VTT. Et le gravel, c’est entre les deux. Du off road avec un “drop bar bike”. Oui, mais c’est la théorie. Et en réalité, c’est plus compliqué. Comme souvent dans la vie.
D’abord, on ne peut presque jamais rouler un parcours qui correspond à 100% à ces critères: quand on veut “faire du gravel”, on va forcément se retrouver sur une route goudronnée à un certain moment. Et pour relier deux jolies sections de ce qu’on considère comme du gravel, il faudra peut-être affronter un sentier rocailleux où l’on préférerait avoir un VTT. Ou pas de vélo du tout. Dans ces cas-là, c’est gravel ou c’est pas gravel?
Une question personnelle
La réponse à cette question est avant tout personnelle. Elle va d’abord varier selon notre aisance technique: un single caillouteux sera fun sur un vélo de gravel pour un VTTiste émérite tandis qu’il deviendra vite une galère pour un roadie débutant.
Le matériel va aussi avoir son influence: l’expérience n’est pas la même avec des pneus de 35 ou de 50mm. De même, les développements vont limiter les possibilités dès que la route s’élève. Personnellement, je roule le plus souvent avec des Schwalbe G-One R en 45mm et mon plus petit rapport est un 30×40 (ratio 0.75). Cela me permet de couvrir un large spectre en termes de surface et de pente, pour mon niveau technique que je qualifie de moyen (certains diraient même médiocre).
J’ai également remarqué que la définition du gravel dépend de l’endroit d’où l’on vient, que ce soit en termes de géographie ou de culture vélo. On pourrait dire que chaque communauté cycliste a sa propre définition. Un exemple? Ce printemps, j’ai accueilli deux journalistes belges sur les parcours que j’ai tracés dans les Alpes Vaudoises. Après quelques minutes sur les sentiers du côté de Solalex, ils ont lâché: “Mais ça c’est du VTT!” Ils ont peut-être même rajouté: “… une fois!”. Habitués aux plages de la Mer du Nord et aux sentiers campagnards du Plat Pays, ils avaient un peu de mal avec la déclivité et la roche calcaire des Alpes. Heureusement, ils ont appris à apprécier mon terrain de jeu et nous nous sommes quittés amis (voici leur article). Une bonne fondue et du vin blanc ont peut-être joué un rôle dans ce rapprochement.
Le gravel est un état d’esprit
En fait, et pour approfondir ce thème de la culture vélo, je pense que le gravel ne se ramène pas uniquement à un type de machine ou au terrain que l’on arpente. C’est avant tout un état d’esprit. Je n’ai rien inventé, cette idée m’est venue en écoutant un podcast avec Amaël Donnet, que je recommande vivement. Contributeur de cycliste.ch, Amaël est un expert du gravel après avoir touché à peu près toutes les pratiques du vélo (y compris le bike polo, c’est dire).
Alors qu’Amaël pousse sa pratique et son discours du côté de la descente, du matériel et de la technique, je définis pour ma part cet état d’esprit gravel autour des concepts suivants:
Versatilité
Le spectre du gravel est large, c’est ce qui fait son attrait. Un vélo de gravel, c’est une sorte de couteau suisse qui permet d’avoir du plaisir sur (presque) tous les terrains. Et pas seulement sur le gravier (traduction française de gravel)! En ce qui me concerne, je ne recherche d’ailleurs pas à rouler off road à tout prix: une route d’alpage tranquille avec du goudron et peut-être quelques nids de poule, c’est gravel. Je ne suis pas le seul de cet avis: le terme de “groad”, contraction de “gravel” et “road” est venu consacrer ce type de pratique qui combine les deux terrains.
En fait, ce qui est le plus important dans ma pratique du gravel, c’est d’être loin des bagnoles. Avec un vélo de route, c’est de plus en plus difficile. En gravel, c’est un luxe facilement atteignable.
Oui mais sur la route, un gravel c’est lent diront certains. Ces gros pneus bouffent des watts, on se traîne. Pas tant que ça! Il semble selon des études récentes que la section des pneus et la pression influencent très peu le rendement sur le goudron, au point que certains compétiteurs de haut niveau montent même des pneus de VTT sur leur gravel (voir ce podcast sur Escape Collective). En ce qui me concerne, j’apprécie le confort de mes pneus de 45mm gonflés à 2 bars, une expérience qui n’a rien à voir avec les 21mm à 8 bars de mes débuts sur route il y a bien longtemps!
Et du côté opposé du spectre des expériences, il y a le “hike a bike”: est-ce que c’est gravel? Ici, les opinions diffèrent largement. Pour ma part, je m’en accommode très bien si je vois que cela vaut la peine: par exemple pour passer un col ou relier deux beaux secteurs. A la Gravel Trans Jura, j’ai dû marcher quelquefois et c’était parfaitement dans mes limites. Et c’était avant que celles-ci n’explosent: sur l’Alps Divide, je me suis farci 3 heures de montée à pied et je me suis lancé dans une petite marche de 8 heures et demi lors de Dead Ends e Dolci. J’y reviendrai lors de prochains articles…
Quelles que soient ses limites, le plus important ici est d’avoir des chaussures adaptées. Des modèles VTT ou gravel (à la semelle généralement plus souple) sont à préférer à des pompes de route toutes blanches avec semelle en carbone à 500 balles…
Underbiking
Le terme anglais “underbiking” désigne le fait de rouler sur un terrain plus difficile que ce pour quoi notre vélo a été conçu. Comme rouler un gravel sur un single où les gros pneus et la suspension d’un VTT seraient plus indiqué.
Quel est l’attrait? Certains trouvent ça débile. Pour ma part, j’aime arriver au bas d’une descente un peu technique, secouer mes mains jusqu’ici crispées sur mes leviers de freins, décontracter ma nuque et me dire: “je ne peux pas croire que j’ai fait ça sur mon gravel!” Dans ces moments-là, j’atteins mes limites et je deviens meilleur, ce qui est un sentiment plutôt agréable. Une autre expression anglaise résume cela: “there is something badass in bringing a knife to a gunfight”.
Dans certaines limites, bien sûr. Pour moi, j’ai dépassé le seuil supérieur du gravel quand je passe ma journée à me dire que ce serait mieux avec une tige de selle télescopique et une fourche suspendue. Là, c’est VTT. Mais à nouveau, c’est personnel: certains modèles de vélo de gravel sont maintenant équipés de ces accessoires. Et si j’étais dubitatif jusqu’à maintenant, je dois dire que je suis maintenant curieux. A suivre…
Et en passant: j’ai aussi une limite inférieure. Quand la discussion en vient à l’optimisation aéro en gravel, je décroche. Si j’ai rejoint le culte gravel, c’était pour m’éloigner de la tribu aéro. Suis-je un snob? Peut-être, et je l’assume volontiers.
Un sentiment d’aventure
Pour les enfants et pour les plus grands aussi, le vélo est synonyme d’aventure. Aller plus loin, être libre, sentir le vent sur son visage: des sensations que nous recherchons tous et que nous pouvons éprouver sur deux roues.
Aujourd’hui, le gravel est pour moi la pratique qui symbolise le mieux cette aspiration. C’est le meilleur moyen de découvrir un territoire, de sortir des sentiers battus. On peut l’emmener sur presque toutes les routes et tous les sentiers, et on trouve même cool de devoir marcher à ses côtés de temps en temps.
Un vélo de gravel, c’est aussi la monture parfaite pour pousser la notion d’aventure un cran plus loin et passer en mode bikepacking. Comme lors de la Gravel Trans Jura. En trois jours, j’ai parcouru une chaîne de montagnes, découvert de nouveaux chemins, goûté aux spécialités locales, arrêté de regarder mon téléphone mille fois par jour… La micro-aventure par excellence.
Un large spectre d’utilisation, le sentiment d’aller chatouiller ses limites, un parfum d’aventure: voilà ce qui pour moi définit le gravel. J’ai essayé de résumer cela avec ce visuel qui montre mes talents limités de graphiste:
Alors la Gravel Trans Jura, c’est gravel ou c’est pas gravel?
J’ai eu beaucoup de plaisir à participer à l’événement mais le parcours de la première édition couplé à la boue et aux conditions météo atroces ont placé cette expérience aux limites de cette pratique pour moi. Un VTT aurait été plus adapté. Je pense que je n’étais pas le seul: sur 250 partants, nous n’étions que 165 à l’arrivée.
Cela ne tenait cependant pas à grand-chose. Il suffisait de modifier légèrement la trace en acceptant de rajouter un peu de bitume au lieu de le fuir à tout prix. J’en ai parlé avec Christian Rocha, l’organisateur, dès l’arrivée. J’ai senti qu’il était prêt à adapter la trace pour créer une meilleure expérience pour les participants, et il l’a fait. Voici un extrait du communiqué qui annonce la deuxième édition de la Gravel Trans Jura:
Quelques singletrails et passages rugueux ont été remplacés par des routes asphaltées. La Gravel Trans Jura devient ainsi plus roulante, plus adaptée à tous les temps et au gravel !
En d’autres mots, la Gravel Trans Jura 2025 sera gravel. Et je suis très heureux d’avoir fait partie des pionniers en 2024. Pour cela, j’aimerais remercier Christian d’avoir osé créer une nouvelle expérience conviviale et non-compétitive. On ne peut pas en effet pas rouler la nuit et une app très utile permet de localiser tous les services dont on a besoin en route: hébergements, restaurants, épiceries et autres magasins de vélo.
En conclusion, je souhaite beaucoup de plaisir aux futurs participants. Avec, je l’espère, une météo plus clémente.
Plus d’infos sur la Gravel Transjura: https://ridegravel.ch/transjura/fr/
Alain Rumpf
Cycliste passionné depuis plus de 35 ans, Alain Rumpf est bien connu sur les réseaux sociaux grâce à son compte « A Swiss with a Pulse » qui compte plus de 13’000 followers.
Dans une précédente vie, il a été coureur cycliste Elite et a travaillé 20 ans pour l’Union Cycliste Internationale. En 2014, il décide de quitter le confort d’un bureau pour devenir guide, photographe, rédacteur et consultant. Il collabore avec Suisse Tourisme, Haute Route, Scott, Apidura, Alpes Vaudoises, komoot, Vélo Magazine, le Tour des Stations et bien d’autres. Il dirige le site Switchback, un guide du vélo de route et du gravel dans les Alpes et au-delà. Découvrez ses articles sur cycliste.ch.