Le Sanetsch est un classique mais c’est la première fois que je m’y frotte de nuit, avec environ 900km dans les jambes et 5h de sommeil sur les derniers 65h.
La première partie représente la quintessence de l’ultra. J’ai les cannes, seul dans le noir, sur une route cinq étoiles qui grimpe progressivement dans les vignes tandis que les lumières de la vallées scintillent en contre-bas, que les montagnes en face luisent dans les derniers reflets rose-orangés du soleil depuis longtemps couché, le tout baigné dans la lumière brillante de la pleine lune. Je me force à m’arrêter dans le dernier village afin de profiter de l’air tiède pour manger avant de vraiment prendre de l’altitude.
La seconde partie est beaucoup moins glamour, chaque coup de pédale est une lutte. Mes fesses ne veulent plus voir la selle donc je fais tout en danseuse, sans trop savoir si ça soulage ou empire mon virulent mal de dos. Mon corps n’a qu’une envie, s’arrêter. Je me fixe la prochaine auberge comme objectif avec interdiction de déclipser avant. Je m’effondre sur une chaise de la terrasse fermée tandis que la lune disparaît derrière de gros nuages qui ne présagent rien de bon. Le froid m’enlace rapidement et je n’ai d’autres choix que de me remettre en route. A partir de maintenant, c’est tout dans la tête.
C’est parti pour la troisième et dernière partie de cette ascension, la plus pénible et qui signera le col le moins glorieux de ma carrière. La route serpente, bien raide dans la forêt avant de s’allonger en de longs lacets sur les flancs à découvert. C’est là que celle qui ne m’avait pas manqué me retrouve…Coucou la pluie! D’abord un gros crachin qui me force à enfiler la veste. Après les tunnels, l’averse s’intensifie et j’enfile le pantalon à contre-cœur. Alors que j’atteins le sommet, l’averse se transforme en déluge. Pensant que le télécabine n’est pas loin, je ne prends pas le temps de m’arrêter pour refermer veste et pantalons, laissés partiellement ouverts pour un peu respirer dans la montée. Grossière erreur. La redescente de l’autre côté est apocalyptique, je suis trempé et frigorifié, je ne vois pas à deux mètres, je ne sens plus mes doigts ni mes pieds. Je finis par rejoindre l’auberge du Sanetsch et ne parvient même pas à localiser le terminal de la benne tant la tempête fait rage.
On se croirait dans un revival de Lenzerheide, sauf que cette fois je suis seul, vraiment mouillé et froid. Je me réfugie sous le porche du restaurant fermé où je me débarrasse de mes affaires détrempées pour enfiler mes derniers hauts chauds et secs. Mon pantalon de pluie humide n’est pas super confortable tout nu mais c’est mieux pour mon fessier meurtri que de continuer à baigner dans mon cuissard. Je trouve des plaids dans un placard et me roule en boule dans un coin, entre les fuites du toit, en attendant l’accalmie qui ne vient pas. Il est 00h30, il fait froid, il pleut et je suis coincé en haut d’une montagne. Pourquoi est-ce que je parviens toujours à me fourrer dans ce genre de situations ? C’est sans doute parce qu’au fond je cherche ces moments où il faut aller puiser loin dans la détermination et parce que ça fait les souvenirs les plus cocasses. Xavier a dû être réveillé par sa petite car d’un coup il répond de nouveau. Ca fait du bien de pouvoir un peu extérioriser ma frustration et de partager ma détresse. En fait, je n’ai pas vraiment continué solo, mon coéquipier est resté disponible quasi 24/24 pour me soutenir dans les moments clefs.
Finalement, vers 2H30, l’accalmie tant attendue pointe le bout de son nez. Ça tombe bien, je commence à sérieusement claquer des dents et à trembler comme une feuille. Je pars à la recherche du poinçon afin de valider mon dernier check-point avant de me lancer, à pied, dans la descente rocailleuse, mouillée, de nuit, dans des chaussures carbones flambant neuves. Il n’y a pas le feu au lac, ni à la montagne, tout du contraire, alors je prends tout mon temps et les précautions nécessaires pour nous garder, Kevin et moi, en un seul morceau. Comme espéré, la technicité de la descente avec le vélo me donne rapidement chaud. Je me désape afin de garder mes affaires chaudes plus ou moins sèches et enfiler mes vêtements trempés pour qu’ils sèchent sur mon corps chauffé par l’effort. Après 1h30 dans la caillasse, le chemin devient moins technique et rentre dans la forêt. Je me mets à courir, plein d’entrain d’être arrivé au bout de cette section. J’ai à peine posé les pneus sur le bitume que le déluge fait son grand retour. Gstaad n’est pas loin mais ça me semble interminable dans ces conditions dantesque tout en m’endormissant en selle. Les portes de la banque cantonale s’ouvrent sur un havre de sec où je me réfugie. Il est 5h et je tente de dormir mais ne parvient qu’à somnoler 10 minutes. J’attends, complètement rincé, au propre et figuré. Le jour pointe le bout de son nez et il me révèle que l’accalmie n’arrivera pas de si tôt. Je ne vais pas rester là éternellement… On n’est pas venu pour enfiler des perles, alors vamos ! Cette fois je garde mes affaires chaudes, il n’y aura plus d’arrêt avant Berne. A mi-chemin de l’ascension vers Saanenmoser, je me rends compte que j’ai laissé mon natel dans la banque à Gstaad. Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ?
La route de Simmental est aussi interminable que d’habitude. Heureusement, je la connais et je m’y suis préparé. Le spectacle de nuages qui s’enflamment laissant passer quelques rayons de soleil dans le verrou de la vallée chargée de pluie me réconforte et met un gros smile sur mon visage gonflé de sommeil. Je pense même qu’il s’arrête de pleuvoir du ciel un moment mais il pleut tellement du sol que ça ne change pas grand chose. J’ai mal partout, je m’endors et un fort goût d’acétone dans la bouche me rappelle que je n’ai rien mangé depuis longtemps tandis que mon corps à dû brûler énormément de calories pour lutter contre le froid et l’humidité. Il doit désespérément chercher quelques graisses à brûler mais il n’en reste plus sur le bonhomme déjà tout sec. Je me fixe un nouvel objectif mental intermédiaire, le premier village dans la vallée de l’Aare et son Volg que je dévalise lorsque je finis par y arriver.
En parlant d’objectifs, le plan de base était de finir en 48h avec Xavier. Ensuite, je me suis attaché à la dernière benne de vendredi au Sanetsch. Une fois que ça aussi a disparu, je me suis focalisé sur terminer en 69h, pour la beauté du chiffre. Ce nouvel objectif vient à son tour de partir en fumée, ou plutôt de se dissoudre dans les précipitations de la nuit. Tandis que je dévore mes victuailles affalé sous l’auvent de la supérette, je regarde l’heure et m’aperçois que je peux encore arriver à Berne vers 10h, soit viser le seuil symbolique des 72h. Il n’en faut pas plus pour motiver le compétiteur en moi à repartir sous la flotte pour le dernier morceau.
Je fais péter le son et enclenche une dernière fois le turbo, vissé sur les prolongateurs, accroché à cette idée de 72H qui me galvanise et me fait oublier la pluie. Vers 9h40, le soleil déchire les nuages pour m’offrir le plus beau des finish. Je bouillonne d’euphorie et d’émotions en tout genre. Je pleure et je ris en me rendant compte que cette fois c’est bon, je vais arriver à boucler ce premier ultra dans des conditions folles. Je suis tellement éreinté, excité et stressé par l’horloge que je me perds plusieurs fois dans les rues de Berne. Je suis conscient que c’est totalement absurde de se mettre la pression, qu’entre 71h52 et 72h01 il n’y a aucune sorte de différence mais je m’en fous.
Je n’arrive pas à y croire lorsque j’arrive, tout sourire, sur la Bundesplatz sous les ovations de Marc et Vincent, les organisateurs, ainsi que deux autres coureurs. Ils ont tous l’air, à juste titre, aussi épuisés que moi. Je reste là plusieurs heures, sur un petit nuage, dans une bulle d’émotions et de fatigue, à accueillir et discuter les suivants en compagnie des premiers, arrivés il y a 24h mais de retour pour fêter les autres arrivants. C’est ce qui fait la beauté de l’ultra, de la SUCH, de cette petite famille de fous qui aime regarder ce qui se cache derrière la porte de leurs soi-disant limites.
Cet esprit convivial est à son apogée le lendemain, lors du brunch de fin de course qui réunit la grande majorité des participants, finishers ou non et qui permet un incroyable moment de partage entre personnes qui comprennent ce qu’on vient de vivre, étant passés par les mêmes hauts et bas. Le retour à la vie quotidienne ne va pas être facile, tant pour le corps que pour l’esprit. Transformer ces souvenirs en lettres permet de mieux les assimiler et de les ranger soigneusement en moi. Voilà chose faite. Maintenant place à la fin de saison trail, gravel et à la peau de phoque. SUCH et SUCHISTES, à l’année prochaine. Et peut-être vous aussi lectrices et lecteurs ?
Tom de Wilde
Ayant grandi en Belgique, le vélo à toujours fait partie de son quotidien. D’abord en single speed dans le trafic fou de Bruxelles ce n’est qu’en 2015 que Tom se met à proprement parler au vélo de route avec le triathlon. Après avoir vécu et voyagé en NZ et au Canada, Tom se lance en 2019 pour son premier trip gravel et bikepacking : une traversée nord-sud des amériques, off-road tant que possible et avec des sections de plusieurs centaines de kilomètres à pieds, pourquoi faire les choses à moitié ? Interrompu à mi-chemin au Guatemala par la pandémie, les surprises de la vie le mènent en Suisse où il partage son expérience et sa passion du vélo aventure/performance/utilitaire en travaillant chez Ciclissimo Chablais. Entre expéditions gravel, ironman de montagne, courses ultra distances bikepacking et vélotaf, son rêve est de trouver le graal du vélo qui fait tout parfaitement.